« Générer la danse. Une histoire de la danse et de l'ordinateur » (2023)
par Olivier Zeitoun

Seconde occurrence de recherches initiées en 2018, à l'occasion de l'exposition « Coder le Monde », au Centre Pompidou Paris (commissariat : F. Migayrou), et publiées dans l'essai « (dé)coder la danse » du catalogue de l'exposition, « Générer la danse. Une histoire de la danse et de l'ordinateur » tente de retracer une histoire non exhaustive de la danse générative sur ordinateur, des premières expérimentations dans les années 1960, jusqu'aux créations génératives contemporaines. En écho à l'œuvre de Pierre Godard et Liz Santoro (Le principe d'incertitude), Contrepoints, et hébergé sur son site, volet virtuel et en ligne de l'œuvre, cet état de l'art interroge une possible histoire des systèmes interactifs et génératifs dans le contexte de la danse.

Au cours du XXème siècle, les expérimentations et innovations à l'initiative de chorégraphes et scientifiques dans la notation de la danse - système d'écriture symbolique des mouvements - s'appuient progressivement sur l'utilisation d'interfaces numériques. L'ordinateur, pensé au départ comme un outil de notation, d'analyse du mouvement et de conception de chorégraphies, concentre rapidement les enjeux d'une exploration créative reconfigurant la pensée chorégraphique.

Dès les années 1960, les premières recherches d'artistes et ingénieurs voient le jour aux États-Unis. L'ordinateur offre des possibilités nouvelles de notation chorégraphique mais aussi de génération aléatoire de gestes. En 1964, la danseuse Jeanne H. Beaman, avec les programmeurs Paul Le Vasseur, puis Dale Isner, élabore à l'université de Pittsburgh Random Dances à partir du premier programme de chorégraphie capable de composer des séquences de danse à interpréter. Celles-ci sont générées au hasard en combinant différentes séries de types de mouvements, variations rythmiques et directions spatiales. Un an plus tard, A. Michael Noll initie sa collaboration avec les Bell Telephone Laboratories (Murray Hill, New Jersey, États-Unis). Inspiré par la technologie naissante de l'infographie, il développe Computer-Generated Ballet, un film d'animation présentant une chorégraphie de six silhouettes virtuelles (stick figures) générée aléatoirement. Dans son article « Choreography and Computers » publié en janvier 19671, Noll est le premier à anticiper la captation numérique des mouvements de la danse2 et leur utilisation au sein d'un logiciel pensé comme un catalogue interactif. Il avance l'idée de modéliser les mouvements en 3D et de les manipuler d'un point de vue spatial plutôt que combinatoire, pour concevoir de nouvelles séquences pouvant être mémorisées, montées et travaillées sous la direction d'un chorégraphe.

Au même moment, les séries de performances fondatrices 9 Evenings: Theatre and Engineering à New York inaugurent une relation sans précédent entre artistes, chorégraphes et ingénieurs, qui scelle le recours à l'interactivité, à la programmation, et aux procédés aléatoires, désormais étroitement liés3. Au cours de cet événement, Yvonne Rainer présente Carriage Discreteness, où les danseurs interagissent avec l'éclairage, la projection et les éléments mécaniques automatisés. Avec Physical Things, Steve Paxton interroge la matière textile à travers une gigantesque structure gonflable en polyéthylène dans laquelle les spectateurs sont invités à se déplacer, muni d'une petite radio de poche pour capter les ondes d'une bande sonore composée par Robert Ashley.

Dès les années 1970, les chorégraphes utilisent les technologies numériques au service d'une nouvelle compréhension dynamique du corps dansant. En France, le chorégraphe Jean Babilée crée avec le compositeur Pierre Barbaud un ballet généré par ordinateur, Le temps partagé, diffusé à la télévision française en 1971. Babilée se déclare alors proche de l'esthétique de Vera Molnár, peintre dont le travail se fonde sur des méthodes de calcul faisant intervenir hasard et algorithmes. Au Brésil, Analivia Cordeiro diffuse également à la télévision nationale, depuis São Paulo, ses « computer dances » entre 1973 et 1976 - M3x3, 0° - 45°, version I et II, Gestures et Cambiantes -- dont les « règles » sont programmées par ordinateur. L'ordinateur génère aussi bien des instructions pour la caméra que des séquences de pas aléatoires pour les danseurs4. En 1978, soucieux de soumettre la « performance théâtrale » à la composition par ordinateur, John Lansdown, architecte de formation, fondateur de la Computer Arts Society en 1974, développe, dès 1968, à Londres, des partitions informatiques pour une série d'événements avant de se tourner vers la chorégraphie5. Lansdown parvient à une simplification visuelle immédiate de la figure humaine, comme l'avait suggéré Merce Cunningham dès 1968, pour créer des images-clés de positionnement, permettant d'inspirer aux danseurs les mouvements intermédiaires.

En 1976, les recherches de Zella Wolofsky, alors étudiante à l'Université Simon Fraser de Vancouver, jettent les bases du futur développement du programme informatique LifeForms (1989), développé avec Tom W. Calvert, ingénieur et informaticien, et plus tard, Thecla Schiphorst, artiste et chercheuse, et le chorégraphe Merce Cunningham. Issu d'un environnement logiciel antérieur, COMPOSE, ce programme permettra de composer des partitions de danse sur écran à l'aide de modèles corporels animés en 3D. Davantage qu'un système de notation, cette interface interactive est imaginée comme un outil créatif pour chorégraphes permettant une observation tridimensionnelle du mouvement à l'aide de trois fenêtres interactives6. Ainsi apparaissent dans le travail de Cunningham des gestes d'un type nouveau qu'il pensait lui-même impossibles7. À la fin des années 1990, en collaboration avec Paul Kaiser et Shelley Eshkar, Cunningham utilise les procédés de captation de mouvements pour créer BIPED (1999) qui juxtapose alors aux corps des danseurs, leurs silhouettes virtuelles. Au début des années 1980, la pièce vidéo de danse diffusée par la BBC, Catherine Wheel, de l'artiste américaine Rebecca Allen créée avec la danseuse, chorégraphe et écrivaine, Twyla Tharp, figurait déjà parmi les premiers et plus complexes exemples de mouvement humain généré par ordinateur en 3D, à partir d'images clés qui permettent le calcul d'un mouvement continu.

En 2005, la pièce How long does the subject linger on the edge of the volume... de la chorégraphe Trisha Brown avec OpenEndedGroup (Marc Downie, Paul Kaiser, et Shelley Eshkar) synthétisera plusieurs décennies de recherche. Un système complexe d'analyse des gestes des danseurs sur scène permet de générer des graphiques et diagrammes projetés sur un écran transparent à l'avant-scène en direct. Ces images, qui réagissent en temps réel aux danseurs, peuvent illustrer, interpréter ou fournir un contrepoint aux mouvements. OpenEndedGroup parlent d' « images pensantes » alors que la pièce ouvre à la composition autonome en temps réel pendant une performance.

Par le développement des outils de captation du mouvement, toujours à l'initiative de laboratoires universitaires, d'ingénieurs et de chorégraphes eux-mêmes, l'interaction grandissante avec la sphère virtuelle va ouvrir à une nouvelle générativité de la danse. Troika Ranch est une des premières compagnies à développer ses propres systèmes matériels et logiciels dès 1994, alors que le développement d'EyesWeb en 1997 à l'Université de Gênes, ouvre à la création d'environnements sonores interactifs par la reconnaissance de gestes précis, dans un dialogue en direct sur scène avec les danseurs. Ainsi, le chorégraphe Michael Klien et le programmeur Nick Rothwell développe en 1998 le logiciel ChoreoGraph et leur pièce Solo One. Au cœur de ChoreoGraph se trouve le concept de chorégraphie « non linéaire » qui ne repose pas sur la convention d'une structure temporelle fixe, mais qui est ouverte aux réarrangements. En France, la chorégraphe Myriam Gourfink débute ses recherches numériques avec LOL – « Laban on Lisp » (1999 - 2001), environnement de composition chorégraphique développé en Macintosh Common Lisp avec Fred Voisin, Laurent Marthouret et Kasper Toeplitz. Au tournant des années 2000, le chercheur Scott deLahunta publie un article théorique séminal, « Software for Dancers » (2001), et organise à Londres un atelier majeur impliquant un groupe multidisciplinaire de chorégraphes, d'artistes des médias numériques, et de programmeurs. En 2007, Double Skin/Double Mind, développé à l'IRCAM par Bertha Bermudez, Chris Ziegler, Frederic Bevilacqua et Sarah Fdili Alaoui,  propose une installation interactive, où le chorégraphe Emio Greco explique et interprète ses mouvements chorégraphiques, que le spectateur peut apprendre et reproduire en direct. A la fin des années 2000, les contenus d'une écriture numérique de la danse se développent en ligne, notamment avec Synchronous Objects, une partition numérique multimédia en ligne qui révèle les principes organisationnels d'une chorégraphie de William Forsythe. Un an plus tard, le projet de recherche Motion Bank est initié par la Forsythe Company, axé sur la création de partitions numériques en ligne avec des chorégraphes invités. En parallèle, les pratiques de hacking et de création collective redéfinissent le statut de l'auteur chorégraphe, alors que le Choreographic Coding Lab (CCL), voit le jour en 2015 en tant que laboratoire itinérant sur la chorégraphie générée avec le code.

C'est au milieu des années 2000 qu'émerge la possibilité de changements conceptuels radicaux par des outils génératifs. Les algorithmes génératifs transforment les défis lancés par la notation numérique de la danse et la captation du mouvement, et permettent de dépasser la dimension statique des logiciels chorégraphiques qui prenaient souvent la forme de « carnets d'esquisses » 8. L'utilisation de danseurs virtuels ouvre à la possibilité d'une chorégraphie algorithmique autonome, qui en interroge aussi les limites: l'avatar peut-il être réellement autonome ou ne serait-il qu' « une d'extension du danseur ou du chercheur en IA ? »9. En tout état de cause, l'incursion de l'Intelligence Artificielle transforme durablement les rapports entre interactivité et générativité. Les analyses statistiques de mouvements humains constituent la base d'un système pouvant apprendre, étendre et créer de nouvelles séquences de mouvements. L'outil peut alors s'incarner sous la forme d'un avatar improvisant, présent dans le studio comme partenaire de danse virtuel – du Choreographic Language Agent (2009-2013) dont la genèse remonte à un projet de collaboration interdisciplinaire auquel participe en 2004 le chorégraphe Wayne McGregor et Scott deLahunta, jusqu'à Becomings, imaginé par la suite comme un véritable corps, et développé par Wayne Mc Gregor, Marc Downie et Nick Rothwell pour élaborer une véritable relation kinesthésique avec un agent chorégraphique autonome, danseur virtuel supplémentaire du studio, grâce à des algorithmes d'intelligence artificielle. En 2019, Google publie The Living Archive, un atlas interactif d'un demi-million de mouvements tirés du répertoire du chorégraphe.

De Rhizomatiks Research à la chorégraphe Louise Crnkovic-Friis, la question du style devient alors le nœud central d'une transformation de la création contemporaines et de ses possibles. Avec l'ingénieur Luka Crnkovic-Friis, les recherches de Louise Crnkovic-Friis vise à générer un matériau chorégraphique au style propre, qui se concrétise dans Chor-rnn, un logiciel de deep learning. Un an plus tard, Discrete Figures de Rhizomatiks Research, en collaboration avec l'artiste Kyle McDonald et la troupe Elevenplay utilise AI dancer, un réseau neuronal qui génère une forme humanoïde dansante, à partir de la capture des mouvements de danseurs réels improvisant. L'installation LuminAI ouvre la voie aux environnements entièrement virtuels et réactifs, où l'improvisation de mouvements se tissent de manière collaborative avec un partenaire de danse virtuel fondé sur l'IA.

L'écriture numérique et son modèle tridimensionnel ont introduit peu à peu la possibilité d'un danseur virtuel. L'espace augmenté, susceptible de déborder du domaine géométrique, est appelé à transformer la transmission et l'expérimentation de la danse dans une interaction toujours plus fluide entre cerveau humain et mouvement généré par le biais de créations technologiques. Elles actent une remise en cause des frontières corporelles et des réalités spatiales, donnant vie non seulement à une nouvelle compréhension du mouvement mais à de nouvelles formes de créations chorégraphiques.

Footnotes

  1. A. Michal Noll, « Choreography and Computers », Dance Magazine, vol. 41, No. 1, janvier 1967, pp. 43-45.

  2. Tom Calvert, Wilke Lars Wilke, Rhonda Ryman et Ilene Fox, « Applications of computers to dance », IEEE Computer Graphics and Applications, vol. 25, No. 2, mars 2005, pp. 6 – 12.

  3. Clarisse Bardiot, Les Théâtres virtuels, thèse de doctorat, Université Sorbonne-Nouvelle/CNRS, 2005.

  4. Analivia Cordeiro, « The programming Choreographer », Computer Graphics & Art, vol. 2, No. 1, février 1977, pp. 27-31.

  5. Douglas Eacho, « Scripting Control: Computer Choreography and Neoliberal Performance » in Theatre Journal, vol. 73 no. 3, 2021, p. 339-357. Project MUSE

  6. Thecla Schiphorst, A case study of Merce Cunningham's use of the Lifeforms computer choreographic system in the making of Trackers, thèse de l'université Simon Fraser, Burnaby, Canada, mars 1993, p. 36.

  7. « Ce qui m'intéressait le plus, dès le début, ce n'était pas la mémoire - ce n'était pas simplement la notation (...) Je regarde certaines choses et je dis: «Eh bien, c'est impossible pour un danseur». » Greskovic citant M. Cunningham, « Dancing with a Mouse », Los Angeles Time, 5 mai 1991 [En ligne], https://www.latimes.com/archives/la-xpm-1991-05-05-ca-2103-story.html, [consulté le 9 décembre 2022].

  8. M. Gough, Towards Computer Generated Choreography: Epikinetic Composition, Hothaus seminar, Birmingham: Vivid, 2005

  9. Alexander Berman and Valencia James, Kinetic imaginations: exploring the possibilities of combining AI and dance, 24th International Conference on Artificial Intelligence (IJCAI'15), AAAI Press, 2015